MuChat
de Pascal Blondiau
Dans le clinquant ordinaire d'un intérieur de bibelots, soudain une note de simplicité : un chat. Jules ne voulait pas le reprendre, mais maintenant, il l'a - c'était celui de la grand-mère qui, elle, n'a pas eu neuf vies.
 On se fait à tout,  même aux chats qui sentent la vieille peau, l'avarice, et la cologne bon  marché. Après tout, le chat lui-même s'était fait à la vieille, "ce qui  représente déjà un miracle d'adaptation surnaturelle et doit, depuis, être  interdit par une convention internationale quelconque",  se plaît à  répéter Jules - car Jules se plaît.
   L'intelligence  féline, de fait, par sa proximité continuelle et ronronnante, permet le  va-et-vient, la comparaison incessante, avec l'intelligence féminine; "ce  qui vient toujours à point pour éviter de galvauder l'intellect masculin dans  un débat où il n'a pas sa place et permettre ainsi à l'homme d'assurer sa  position dominante d'observateur neutre." 
  Jules s'ouvre une  bière qui n'aura pas le temps de mousser, "Ars longa, Vita brevis", -  le temps étant toujours à une bonne citation latine. Il se donne une contenance  de chat en fermant à demi les yeux sur la réalité éthilidyllique de son  quotidien, et une bouffée soudaine de culture générale l'envahit. Alors il  prend une longue respiration, puise aux sources de la civilisation connue, boit  au Nil de sa propre connaissance, - et il braille à l'aveuglette, en direction  de la cuisine  :
    - Tu le savais, toi, que le Pharaon Antoparsipal IV s'est fait enterrer avec  quarante chats pour s'assurer une vie éternelle ?"
 Un long instant,  délicat comme un silence, permet à la question de Jules d'étaler toute la  largeur de sa pertinence et d'occuper, tel un gaz miraculeux et rare, l'espace  qui le sépare de sa femme. La timidité de la réponse le surprend presque   : 
    - Non, je ne le savais pas."
  
    Mais aussitôt, sous une respiration  qu'elle a été chercher bien loin - là où crèchent le dégoût et la morve - elle  ajoute d'un ton doucereux :
    - Mais toi, tu l'as appris hier soir. Très exactement quand tu as tiré la question  rose au "Je sais tout." 
    Et, puisque Jules consent en silence : 
    - Ta culture générale, tu la joues aux dés tous les vendredis soirs sur un  plateau de carton avec Jean-Charles et sa blondasse. Et la seule chose qui  m'épate, c'est qu'un dé trouve passage entre toutes vos canettes de bière vides  à trois heures du matin... " lui grince-t-elle au nez à travers ses  doubles foyers accusateurs astiqués à l'essuie de vaisselle gras.  "Maintenant, si tu veux bien, ton chat demande à sortir..."
 Dans un silence  imposé où l'intelligence s'éteint comme la flamme vacillante d'une bougie  soudain masquée par l'étouffoir, dans ce grand vide de sens où surnagent peur,  meurtre, sexe et sang comme autant de croûtons dans le grand potage de la vie,  Jules Delglutte s'extrait alors de son fauteuil pour aller désigner la sortie  au seul être parfait en ce bas-monde, et dont l'unique défaut peut-être est de  n'avoir pas la compréhension des deux concepts "clé" et  "ouvre-boîte".
    
    "J'aime par-dessus  tout cet instant, cet instant précis, insoupçonnable : la porte de leur  cuisine se referme derrière moi, étouffant sous son double vitrage la rumeur de  leurs cris et de leurs pensées. Puis un store est baissé, couperet qui leur  interdit, à chaque fois pour toujours, l'accès à ma nuit. Alors la lumière  aussi se fait silence."
 "Je me roule le  dos sur la dalle de béton, l'air dégagé, un oeil sur l'horizon - qu'un  rossignol rend bavard. En s'étirant, l'épaisseur délicate de mes visions  nocturnes déplie un rideau de peupliers contre la nuit, tailladant en lames de  lune mes chemins buissonniers. Du fond du marais qui croasse s'exhale le  soulagement d'un monde inversé, duquel mon frère englué me fixe, le nez  prudent."
   "Les humains  croient que nous vivons neuf vies. Ils veulent dire :  successives. Ils  ont tort, et cette croyance les pousse à d'étranges rites : Antoparsipal s'est  fait enterrer avec quarante chats, et pas douze, ou même huit. Pourtant,  suivant une symbolique de base, douze chats lui auraient à coup sûr garanti la  vie éternelle, je peux même dire : une vie éternelle stable; stable et  monotone. Le paradis de l'ennui - en Technicolor, d'après les fresques murales  de sa tombe, mais en deux dimensions. Non, il en a choisi quarante, parce que  quarante chats lui procuraient neuf fois plus de vies, et la certitude, en  effectuant un cercle complet , de revenir un jour aux Portes de la Vie - N'y  a-t-il donc que les chats qui sachent cela ?"
   "Cela vaut  peut-être mieux. Les chroniques humaines sont remplies d'abus de pouvoirs, de  fils d'humains s'appropriant des capacités qui dépassent leur intelligence,  leur compréhension, leur sensibilité... Quel homme pourra jamais se vanter  d'avoir vu trembler une plume blanche au bout du doigt de la nuit ? Quel oeil  humain verra la courbure de la terre au ras du sol ?  Moi, la même seconde  m'apporte la fraîcheur du vent, l'étincelle qui manque à vos vies et qui  nourrit les miennes, la colère et l'envie de pardonner, le courage de tuer  et..."
 "Et même la  rumeur des pensées de ceux qui gravitent là, là-haut, dans leur cigare de  métal, qui viennent de si loin, l'oeil curieux, la logique déployée..."
    
    Entre Sirius et Vénus,  l'engin, aux apparences bulbeuses, semble une exubérance minérale dans laquelle  se reflètent la Croix du Sud, ou Cassiopée, ou rien. Diamant noir griffant la  nuit le long d'une orbite effilée et ténue, l'objet dédouble l'espace à la  surface de ses hublots de quartz et d'obsidienne et le redistribue en prismes  de hasard. D'en bas, la Terre caresse du regard le ventre de l'appareil, lourd  et silencieux, qui offre à la vue l'absence d'elle-même.
Quelque part dans l'un de ses neuf cerveaux simultanés, MuChat enregistre l'assoupissement des étoiles au passage de l'engin. Attendre. Comme pour sussurrer une réponse à une question muette, le vent agite les arbres en petites bourrasques irrégulières, les feuilles babillent un cliquetis de velours végétal et, toutes vibrisses tendues, MuChat sonde les abîmes nocturnes. "La nuit est la fin de tout," pense-t-il en se grattant l'oreille "et toutes les fins sont provisoires, toutes les fins sont des sursis." A deux francs la maxime, MuChat serait riche.
Trois heures plus tard, les visiteurs se posent entre les arbres las d'un verger. Dans les ombres glauques du sommeil des hommes, on dirait qu'une serre géante a accouché d'un potiron d'Alouine. Mais l'oeil de MuChat, aiguisé aux nuits tranchées, distingue dans la distance jusqu'au criblage des petites météorites dans la coque de l'appareil. Le silence est un appel - MuChat s'approche.
Une chose, encore, que les chats vivent neuf fois plus intensément que nous : l'attente. L'engin est là, devant lui, à quelques mètres seulement, depuis presque une heure. Dans une odeur de grésil, un dernier brin d'herbe sous la coque achève de se consumer. Quelques volutes d'une lourde vapeur froide glissent en cascade et semblent tisser un nid de coton où le bulbe spatial pourrait s'endormir au frais pour la nuit.
  "Je  détourne les yeux."
   "Attendre."
   "Il y a  probablement, quelque part dans une bibliothèque humaine, un papyrus qui décrit  cette indifférence dont nous entourons nos meilleures attentions, nos  investigations les plus aiguës."
  
   Le premier signe qu'il perçoit  est olfactif : ces trois petits êtres gris descendus de leur engin spatial, ces  trois martiens aux yeux en amande, sentent le cuir rance. MuChat, obéissant en  cela à de bas instincts domestiques légués par la cohabitation continue d'un  neuvième de lui-même avec l'Homme, décide de les baptiser, ce qui explique que  Mrlaw, Rro et Ffh n'auraient pas pu s'appeler autrement.
 MuChat s'aplatit au  sol. L'odeur est un peu moins écoeurante. Au bas de leur visage sans nez, la  bouche des étrangers s'agite en sons inarticulés qui s'entrechoquent et  "balbutent" - comme dirait Alexia qui a trois ans. Leurs petits yeux  blancs s'écarquillent en pensées irisées qui sont des impatiences et des  colères. Toutes choses - surtout l'odeur - qui lui rendent les trois êtres fort  sympathiques. Et, surtout, com-pré-hen-sibles : 
    - Comment as-tu pu le  laisser filer ? Tu peux m'expliquer ça ? Un Skiz, un spécimen unique,  amené spécialement jusqu'ici pour ses qualités sensorielles !"
    - Ben, il devait..." -il y eut un mot vulgaire comme "pisser" -  mais l'image mentale qui se forma dans le cerveau de MuChat fut tout autre. 
    - Quand je pense au nombre d'années-lumière que nous nous sommes tapées pour  arriver jusqu'ici, et môssieur nous paume une expérience à peine arrivés. Ah,  on a l'air fin ! Tu joues ta vie mon bonhomme, tu joues ta vie !"
  
   MuChat observait la scène avec un  mélange d'amusement et de curiosité. S'ils avaient laissé échapper...  il  se concentra et tenta d'imaginer : une fourrure noire,  la taille d'un  furet - avec un peu plus d'embonpoint. Deux petits yeux pratiquement aveugles.  Autrement dit, un repas sur pattes. Et puis autour du nez, six paires de  vibrisses... des vibrisses... Autant ne plus y penser. Ffh avait raison, s'ils  avaient amené cette paisible boule de poils sur terre pour ses qualités  sensorielles, il le "sentirait" arriver bien avant une hypothétique  attaque. Autant ne pas disperser ses efforts dans une chasse inutile. Il adopta  donc l'attitude, plus convenable en cette occasion, de divinité du désert :  bien campé sur ses pattes arrières, drapé dans un silence félin. Un des trois  petits êtres gris s'aperçut de sa présence. Il le désigna aux deux autres.
- Tu sais à quoi je pense  ? - dit celui que MuChat appelait Rro. On n'a peut-être pas tout perdu, après  tout..."
    
    MuChat, qui n'était plus  seul dans son propre corps, apparut à la fenêtre de la cuisine alors que  Clémentine subissait les assauts et le harcèlement intellectuel de Jules : il  sortait l'une après l'autre les questions du "Je sais tout", et  assénait chaque vérité approximative comme une évidence universelle.
  
  "Et le Roi du Spitzberg, il  s'appelle comment, hein ? Eh bien il s'appelle Eric Satire ! Où se trouve le  tombeau de Monsieur du Pirée ? Tu l'ignores, bien sûr ! Et qui a dit "La  raison du plus fort est l'excuse du savoir ?" Tu n'en sais rien non plus,  tu n'es qu'une gruge !"
   Tout cela parvenait  aux oreilles de MuChat et, encore plus, agressait ses vibrisses d'une quantité  d'ondes télépathiques aussi informatives que douloureuses. Quelque part à  l'intérieur de son esprit, bien rangé, n'occupant que quelques centaines de  milliers de neurones d'ailleurs sous-employés jusque là, l'âme triste, meurtrie  et condamnée de Mrlaw s'était blottie, inaperçue, insoupçonnable. 
 On avait perdu  "l'expérience", ce Skiz qui venait de si loin. L'enquête fut courte.  Le procès aussi. Le responsable de la cage, Mrlaw,  fut condamné à faire  le sacrifice de son enveloppe corporelle. Par une alchimie complexe, on  "décérébra" son âme que l'on projeta dans le corps - le cerveau - de  ce petit quadrupède dont le regard doré montrait bien l'intelligence et qui  disposait -d'origine !- de récepteurs télépathiques autour du museau, au-dessus  des yeux, et même quelque part sur les pattes. Qui remplacerait avantageusement  un Skiz perdu. Même au prix de la transmigration définitive d'une âme  supérieure.
   Pourtant... Peu  importent les états d'esprits d'un condamné à mort, bien sûr. Mais l'horreur  gluante dans laquelle se débattait maintenant Mrlaw dépassait toutes les  limites ...Car si MuChat avait montré d'évidentes dispositions à la télépathie  et avait fait accroire par cela qu'il se situait à l'échelon ultime de  l'intelligence, son hôte s'apercevait à présent que, dans la précipitation,  dans le zèle tout démocratique d'une sentence promptement rendue, il avait  peut-être été condamné au mauvais corps. Et que, quitte à faire le deuil de sa  mobilité, de ses sensations, il aurait mieux fait de se dissoudre dans cet  être-là, qui, tout en contemplant la transparence de sa bière marquée d'un  petit taureau noir, répondait à tant de questions, et dont l'esprit flamboyait  si souvent de ces trois mots, gravés en lettres d'arrogance et de néon : 
"Je sais tout !
