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L'inconnu du bus

de Del March

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A force de prendre le même bus tous les jours de la semaine à la même heure, Julie commençait à connaître quelques autres habitués de vue. Il y avait la paire de vieilles mémés, ou plutôt personnes âgées, or seniors, comme Julie se corrigeait mentalement à chaque fois qu'elle les appelait comme ça, même si ce n'était que dans sa tête. Elles ne voyageaient jamais sans leur cabas et leur parapluie, même lorsque le soleil brillait dans un ciel bleu sans nuage. Il y avait la jeune mère avec son bébé qui grandissait de jour en jour, et la poussette pas pratique. Julie essayait de l'aider autant qu'elle le pouvait. Il y avait aussi, mais pas tous les jours, un jeune couple de lycéens amoureux qui se bécotaient à loisir à l'arrière du bus. Julie ne pouvait s'empêcher de ressentir un peu de jalousie en les observant à la dérobée. Elle aurait bien voulu avoir quelqu'un de spécial, elle aussi... Mais bon, elle n'était plus une lycéenne quand même, elle était censée avoir passé l'âge de vouloir quelqu'un juste pour ne pas être seule. En principe en tous cas. Parce que parfois, il faut bien avouer que Julie sentait son âme de gamine ressurgir. Surtout dans ce fichu bus, à cause de *lui*.

Il n'avait pourtant rien de spécial! Il n'était pas affreux, mais il n'était pas un canon non plus. Des cheveux noirs, des yeux noirs, un visage sympathique, une allure agréable, des vêtements passe-partout, un sac à dos. Vraiment rien d'original, à part cette impression indéfinissable qu'il dégageait, comme s'il n'était pas vraiment là, ou comme s'il écoutait des voix que personne d'autre n'entendait. Parfois il souriait comme si quelqu'un venait de lui raconter une bonne blague (Julie l'avait même vu se retenir de rire une paire de fois). A d'autres moments, il avait l'air soucieux, or encore dégoûté. Et pourtant il ne parlait jamais à personne! Pas même au téléphone, Julie avait bien vérifié. Alors parfois Julie se demandait s'il n'était pas un peu fou, un peu schizophrène peut-être, comme ce professeur dans ce film, celui qui avait obtenu un Prix Nobel. Mais même cette idée ne la rebutait pas. En fait, elle ne faisait que rendre l'inconnu du bus encore plus bizarre et de ce fait plus fascinant.

 

Malheureusement cet intérêt n'était pas réciproque. Il ne la regardait quasiment jamais, et son regard ne s'attardait jamais sur elle. Non pas qu'elle ait droit a un traitement spécial non plus : il ne regardait jamais personne. Il regardait toujours dans le vague, comme à l'écoute de ses voix. Julie avait bien tenté d'attirer son attention, en le fixant du regard, en s'installant juste à côté de lui, en essayant d'engager des conversations. Mais rien à faire! Pour une raison inconnue et horripilante, elle perdait systématiquement tous ses moyens avec lui. Cela faisait des années qu'un garçon ne lui avait pas fait ce genre d'effet, et franchement ça l'ennuyait royalement. Mais à chaque fois qu'elle décidait de tenter à nouveau sa chance, elle avait l'impression d'entendre une petite voix dans sa tête la décourageant de continuer. C'était d'autant plus déconcertant que Julie n'était pas du genre à s'auto-limiter en général, plutôt le contraire. Julie avait toujours su s'auto-encourager. Mais là, avec ce jeune homme, elle semblait faire exactement le contraire. Frustrant. Tellement frustrant que Julie avait renoncé à établir un contact avec lui, elle préférait maintenant se contenter de rêver vaguement à ce qui aurait pu être. Cela faisait passer le temps plus rapidement.

Ce qui n'était pas un mal, parce que du temps, elle en avait vraiment trop à sa disposition. Cela faisait plusieurs mois qu'elle cherchait un travail. Un vrai travail, dans sa branche, à temps complet, suffisamment bien payé. Elle en avait assez d'accepter les boulots de caissière ou serveuse McDo “en attendant”. Avec ces boulots, elle n'avait pas le temps de chercher dans son domaine, et elle avait l'impression de devenir plus abrutie chaque mois. Elle préférait maintenant se concentrer sur ses recherches, et perfectionner ses connaissances. Alors tous les jours de la semaine, c'était la même routine. Le matin, elle se rendait à l'ANPE ou partout où elle avait une chance de trouver un emploi. Si elle trouvait quelque chose, elle écrivait immédiatement une lettre de candidature, ou elle téléphonait ou envoyait un email ou même elle se rendait sur place. Sinon, elle rentrait chez elle et se plongeait dans ses bouquins, ou Internet, ou ses logiciels, pour approfondir ses connaissances. Elle bossait toute la journée, sauf les jours où elle avait la chance d'avoir un rendez-vous pour un entretien d'emploi. Et sur le coup de 6 heures du soir, elle se rendait à la piscine, pour entretenir sa forme physique. Cela faisait presque trois mois qu'elle se pliait systématiquement à cette routine. Trois mois qu'elle prenait ce bus tous les soirs pour aller à la piscine, qu'elle observait son inconnu, et que lui l'ignorait superbement.

Jusqu'à ce soir. Tout avait pourtant commencé comme d'habitude. Il était déjà assis quand elle était montée dans le bus. Elle n'avait pas cherché à s'asseoir près de lui, préférant s'asseoir à côté de quelqu'un d'autre quelques sièges plus loin et dans l'autre sens, c'était plus pratique pour l'observer. Il regardait dans le vague, semblant écouter “ses voix”. Rien que de très normal.

Mais soudain il tourna la tête et fixa Julie droit dans les yeux. Elle en fut tellement surprise qu'elle ne pensa même pas à détourner le regard par politesse, comme sa mère le lui avait appris. Son étonnement redoubla quand l'inconnu lui sourit, se leva, vint se tenir à côté de son siège et lui tendit la main.

-Bonsoir!

Machinalement, Julie lui serra la main, et répéta :

-Bonsoir.

Elle pouvait presque sentir les engrenages de son cerveau se forcer à recommencer à tourner. Ils semblaient s'être arrêtés quand l'inconnu avait changé les règles du jeu sans prévenir. Mais Julie n'avait pas l'intention de laisser une telle occasion passer sans en profiter!

L'inconnu reprit:
-Je vous vois tous les soirs dans le bus, avec votre sac de sport. Puis-je vous demander où vous allez comme ça?
-A la piscine.
-Oh! Cool. Entraînement de compétition, ou entretien physique?

Julie sourit. Même si elle se surveillait, elle ne pouvait aucunement prétendre ressembler à une athlète. Le compliment était gros, mais bien agréable quand même.

-Entretien physique.
-Hm-hm. Je suppose que ça doit aussi bien détendre après une longue journée?
-Ah ça, c'est sûr! Ça fait du bien!
-Si ce n'est pas indiscret, qu'est-ce que vous faites durant la journée?

Julie se détendait. L'inconnu était vraiment sympathique. Il avait une façon de la regarder qui la mettait immédiatement en confiance.

-J'étudie à la maison. Je perfectionne mes connaissances professionnelles.
-Oooh! Impressionnant. Je dois avouer que moi je n'aurais pas le courage de travailler par moi-même comme ça. Et dans quel domaine vous situez-vous?

Julie sourit à nouveau. La voix de l'inconnu avait comme un effet hypnotique, qui lui donnait l'impression de parler à un vieil ami perdu de vue. Elle commença à tout lui expliquer. Elle parla de ses études, de sa passion pour son domaine professionnel, de sa frustration devant son incapacité à trouver un bon job, de sa détermination à ne pas capituler. L'inconnu semblait sincèrement intéressé par son histoire. Il l'écoutait attentivement, il lui posait même des questions.

Malheureusement, le temps passe très vite quand on est en bonne compagnie. Julie était en train de lui raconter le fiasco de son dernier entretien d'emploi, quand l'inconnu l'interrompit.

-Je suis désolé Julie, mais c'est mon arrêt. J'ai beaucoup apprécié cette discussion mais je dois vraiment y aller. Je vous souhaite beaucoup de chance dans vos recherches. Bonsoir, et à bientôt!

Julie eut à peine le temps de lui souhaiter une bonne soirée en retour qu'il était déjà descendu du bus. Vaguement déçue, elle commençait à se dire qu'elle le reverrait le lendemain, quand son voisin se tourna vers elle :

-Excusez-moi mademoiselle, mais je n'ai pu m'empêcher d'entendre ce que vous disiez. Et, euh, figurez-vous que je viens d'emménager dans cette ville pour raisons familiales, et je vais transférer mon entreprise ici, mais tout mon personnel ne peut pas suivre. J'étais justement en train de remplir mes formulaires de proposition d'emploi, et il se trouve que votre profil semble correspondre parfaitement à l'un des postes que j'ai à pourvoir. Si vous êtes intéressée, on pourrait peut-être en discuter...?

 

Quand Julie se coucha ce soir-là, elle se sentait incroyablement bien. Fabien Maury n'avait pas eu beaucoup de temps pour lui décrire son entreprise, mais ce qu'il en avait dit avait passionné Julie. Ils s'étaient mis d'accord pour un rendez-vous dès le lendemain matin, et cette fois les choses semblaient vraiment être sur les bons rails.

Bien sûr, Julie avait eu un petit coup au coeur en réalisant que si tout se passait bien, elle ne reverrait peut-être jamais son inconnu du bus. Son ange gardien, presque. Elle sourit en notant qu'elle ne savait même pas son nom. Ils ne s'étaient pas présentés l'un à l'autre, et pourtant pendant quelques minutes, ils avaient été comme de vieux amis.

Ce n'est qu'au moment de s'endormir qu'elle se souvint qu'il l'avait appelée par son nom.

 

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FIN DE LA PAGE